Le designer occupe une position étrange et parfois même controversée dans le milieu de l’art. Comme il oeuvre dans un domaine se situant à l’intersection de la création artistique et de la production de biens de consommation, certains artistes, mais aussi des designers, ont tendance à tracer une ligne qui sépare le designer de l’artiste qui lui, fait de l’art avec un grand « A ». Cependant, lorsqu’on s’attarde à essayer de tracer cette ligne, la tâche devient rapidement très ardue, voire impossible. Puisqu’il conçoit ses créations en considérant les besoins d’un utilisateur ou d’une communauté, le designer entretient une conversation avec le public. En ce sens, on peut considérer, si l'on adopte le point de vue du « humain centered design » tel que décrit par Don Norman dans son ouvrage The Psycology of Everyday things [1], que le designer est un artiste socialement engagé qui s’exprime à travers le médium de l’environnement humain. Considérant ce point de vue, il peut être étonnant de constater que certaines des pièces de design les plus célèbres sont parfois extravagantes à point tel qu’elles en deviennent totalement dysfonctionnelles. Et qu’en est-il de ces objets qui sont volontairement conçus pour être impossible ou désagréables à utiliser comme la Cafetière pour masochiste (Fig. 1) imaginé par l’artiste Jaques Carelman pour son Catalogue d’objets introuvables? [2] En fait, bien de ces oeuvres prenant l’apparence d’objets du quotidien sont en réalité un mécanisme par lequel les artistes-designers émettent des critiques envers l’industrie et amorce des réflexions ou suscitent une prise de conscience chez l’utilisateur et chez les divers acteurs qui gravitent autour du milieu du design. Voyons comment, à travers la pratique artistique de la critique, le designer utilise l’interdisciplinarité pour harnacher la puissance des différents secteurs industriels et ainsi transformer l’environnement humain dans le but d'atteindre un idéal philosophique. Et par la même occasion, je vais mettre en lumière le processus par lequel les artistes comme Jaques Carelman se taillent une place honorifique dans la communauté du design grâce à une pratique artistique qui permet de transformer les sociétés humaines en agissant au niveau de leurs biens matériels.
Commençons par les bases. Le mot design, emprunté de l’anglais américain, est un mot difficile à définir simplement. Si le terme est complexe, c’est que les designers ne sont pas tous d’accord sur le sens du mot qui est en constante évolution. L’identité et le rôle du designer, quant à eux, représentent un vrai casse-tête pour les non-initiés au milieu du design. Heureusement, l’étymologie du mot nous permet de brosser un portrait simplifié du designer et nous donnes des pistes de réflexion pour comprendre, non seulement son rôle dans le milieu de l’art, mais aussi le rôle qu’il exerce dans la société.
Design: Noun, Borrowing from Middle French desseign, ‘purpose’, also derivable from the verb design; from Classical Latin designare, ‘to indicate’.
On constate ici que « design » vient du mot « desseign » ou « dessein » dans un français plus moderne. Il se rattache, par son champ lexical à la notion de projet divin, de la grande intuition, du sens profond et intrinsèque. On doit aussi prendre en compte la racine latine sous la forme du verbe « designare » qui signifie « indiquer ». Ainsi le designer peut être considéré dans sa fonction la plus basique comme celui qui, par sa pratique, indique la voie vers la réalisation d’un grand projet idéologique.
Lorsque Carelman nous présente la Cafetière pour masochiste, elle fait originalement partie d’un recueil d’objets, tous aussi improbables qu'absurdes, accompagnés d’annotations à caractère humoristique. Cette collection d’objets n’est pas sans rappeler la célèbre Complainte du progrès 4 écrite et interprétée, quinze années avant, par l’auteur français Boris Vian. Dans cette chanson, il critique la complexité et l’impertinence toujours grandissantes des nouveaux gadgets que l’industrie tente de nous vendre comme des outils indispensables à la vie des temps modernes. Ayant étudié l’ingénierie dans sa jeunesse5, Vian se réapproprie le langage technique industriel pour décrire des inventions satiriques qu’il énumère dans sa complainte. Il évoque entre autres : « la pelle à gâteau, l’atomixer, le ratatine-ordure et l’efface-poussière » pour ne citer que quelques exemples. De la même façon, Jaques Carelman se réapproprie le langage visuel du dessin industriel2 pour illustrer son catalogue d’objets satiriques et ainsi faire une critique large de la société en nous confrontant l’absurdité. Je me souviens encore clairement de la première fois que je fus confronté à cette cafetière, de la diapositive montrant une réplique en céramique rouge du pot à café dont l’anse et le bec se retrouvent du même côté (Figure 3). À première vue, l’objet semble tout à fait ordinaire. Mais très rapidement on réalise que quelque chose cloche. Face à l’absurdité frappante d’un tel objet, on ne peut que s’interroger. Et selon moi, c’est justement dans sa capacité à susciter la réflexion que réside toute la force de cette oeuvre. Elle met aussi en évidence la relation entre l’interface de l’objet et l’identité de son l’utilisateur.
Vers la fin des années quatre-vingt, alors qu’il terminait l’écriture d’un des plus importants ouvrages portant sur le design et la psychologie humaine, Don Norman trouve par hasard un exemplaire du Catalogue d’objets introuvables et il fut, lui aussi, frappé par l’oeuvre de Jaques Carelman. Il raconte sa réaction:
« I immediately bought as many copies of his books as I could find and the "Coffeepot for masochists" became the cover image for my book "Psychology of Everyday Things," published in 1988 ».
À ce moment de sa carrière, il détient un postdoctorat en psychologie mathématique. C’est un domaine qui, à première vue, n’a aucun lien avec le design, mais en vérité le design est une pratique artistique pour laquelle l’interdisciplinarité est indispensable. Il est incontestable que son livre eut un impact significatif sur le milieu du design. Par sa pratique interdisciplinaire, et grâce à la critique, il transforma la relation entre l’objet et l’utilisateur. Il indiqua la voie vers la réalisation d’un grand projet idéologique ; il devint designer. Il détient maintenant un doctorat honorifique de l’université Delft en design industriel. Par l’entremise de son livre, il introduisit des milliers de designers à la Cafetière du masochiste et c’est ainsi que l’oeuvre de Jaques Carelman se taillât une place privilégiée dans les livres d’histoire du design.
L’interface est le langage subtil par lequel les objets nous communiquent un récit. Par sa pratique interdisciplinaire faisant usage de la critique, Carelman s’impose au monde du design et y laisse une marque indélébile. Ses créations ont inspiré les réflexions des théoriciens comme Don Norman et élargissent encore les horizons de nombreux étudiants qui découvrent le design à travers son oeuvre et ses méthodes. Ils seront à leur tour appelés à montrer la voie, à construire le récit d’une société à travers les objets qui composent l’environnement humain.
Berman, Antoine. Dictionnaire des auteurs. Vol. 4. Paris: Laffont-Bompiani, 1990.
Carelman, Jaques. Catalogue d'objet introuvables. Paris: balland, 1969.
Druide informatique. «Atidote 10.» History of design, noun. Montréal, 2019.
Kirk, Christiansen Godtfred. Toy building brick . USA Brevet US3005282A. 1958.
Norman, Don. jnd.org. 12 novembre 2018. https://jnd.org/unusable-objects/ (accès le octobre 15, 2019).
The Psycology of Everyday things. New York: Basic Book, 1988.
Vian, Boris. La complainte du progrès. Chef d'orch. Alain Goraguer. Comp. Boris Vian. 1955.
Figure 1 Cafetière pour masochiste, (Jaques carelman, 1969)
Figure 2 Dessin industriel extrait du brevet des blocs Lego. (Kirk 1958)
Figure 3 front cover for the psychology of everyday things (Norman, The Psycology of Everyday things 1988)

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