Le tressage de fond de chaise en babiche est un métier d’art qui, malgré sa présence marquée dans l’imaginaire canadien-français, reste assez peu documenté par la communauté savante. Très peu de livres la mentionnent et aucun ne s’y consacre entièrement. Par cet essai, je tenterai de brosser le portrait d’un métier d’art ancien, dont la pratique se fait de plus en plus rare. En effet, bien que la chaise de babiche soit un meuble emblématique du folklore québécois, les artisans pratiquant ce métier, ainsi que les connaissances techniques s’y rattachant, sombrent petit à petit dans l’oubli. Ainsi, pour rendre le sujet accessible aux non-initiés, je consacrerai la première section de ce texte à la définition et la clarification des méthodes, outils et matériaux nécessaires à la confection d’une chaise de babiche. Dans la section suivante, j’aborderai les aspects communautaires et identitaires de cet art domestique. À l’aide de témoignages d’artisans d’hier et d’aujourd’hui, je présenterai les moyens par lesquels les techniques ancestrales de tressage se transmettent à l’intérieur de la communauté ainsi que le rôle qu’occupe la chaise en babiche dans la vie communautaire des Québécois d’origine canadienne-française. Je poursuivrai cette réflexion en m’interrogeant sur l’héritage de cet artefact dans l’imaginaire collectif du peuple canadien-français.
« Fonceur de chaise » est le nom que l’on donne à l’artisan qui maîtrise les techniques de tressage nécessaires à la confection d’une assise de chaise à fond de paille, d’écorce, de corde, de canne ou de babiche. Cette dénomination est répertoriée dans un recueil datant de 1934 ayant pour sujet les légendes, coutumes et métiers de la Nouvelle France.1 Illustrée par l’artiste Alfred Laliberté au moyen de sculptures de bronze photographié, l’image du fonceur de chaise [fig. 1] est accompagnée de la description suivante : « La chaise commune, avec fond en lanières de cuir ou d'écorce, est de fabrication domestique. Dans certaines régions des spécialistes en firent un métier ambulant. » [2]
J’aimerais ici mettre l’emphase sur l’aspect « domestique » de la production. Il est à noter que la chaise de babiche est produite localement avec les matériaux disponibles dans la colonie. Elle est le plus souvent confectionnée en remplaçant le fond paillé d’une chaise à la capucine. « La chaise paillée, à montants du dossier légèrement inclinés à pieds droits et à barreaux tournés se trouve partout mais particulièrement dans la région de Mon-tréal. On l’appelait chaise à la capucine. » [3] Les photos en marge à gauche présentent deux chaises à la capucine. L’une datant du XVIIIe siècle avec son siège paillé d’origine [fig. 2], et l’autre datant de la fin du XVIIIe siècle et dont la paille fût remplacée par un tressage de babiche [fig. 3]. Dans l’image du fonceur de chaise, on peut apercevoir un seau d’eau, l’un des principaux outils de l’artisan. Celui-ci y fait tremper les « lanières de cuir ou d'écorce » afin de les garder souples pendant qu’il les travaille.
Avant d’aller plus loin, j’aimerais corriger une confusion largement répandue au sujet de la babiche. Il est techniquement erroné d’utiliser le mot « cuir » pour parler de la babiche. Comme pour la babiche, le cuir est un matériau fait à partir de la peau d’un animal. Cependant, pour obtenir du cuir, on doit lui faire subir un traitement de tannage. C’est un procédé qui est très polluant. La babiche, quant à elle, est un matériau différent qui fut développé par les peuples autochtones du Canada. Contrairement au tannage du cuir, le procédé qui transforme la peau verte en babiche ne requiert aucun traitement chimique. Elle est donc beaucoup moins polluante. Elle s’utilise, entre autres, pour la fabrication des raquettes, qui étaient un outil indispensable pour se déplacer sur le territoire enneigé. La babiche est souple et malléable lorsqu’elle est mouillée, puis elle se contracte et se durcit en séchant. C’est ce qui permet d’obtenir une assise bien tendue sans avoir serré fortement le tressage. La photo ci-dessous à gauche [fig. 4] nous montre la babiche mouillée. Elle a l’apparence d’une grosse nouille gélatineuse au teint gris. À droite [fig. 5], on y voit le résultat après le séchage. On peut y observer que la babiche réduit en volume et un change de couleur. Elle passe ainsi du gris vers le jaune ocre.
Pour la fabriquer, on commence par retirer le poil et le gras de la peau avec un outil tranchant. On la taille ensuite en lacet qu’on étire et laisse sécher sur une bobine de bois pour en faire une utilisation ultérieure. Le matériau résultant est très solide : « Un brin d’à peu près 3/16 de diamètre pourra tenir à peu près 100 à 150 livres de pesanteur. » [4] Elle est taillée dans une « peau de chevreuil, de caribou, d’orignal [et parfois même] d’anguille. » [5] En général, on choisira un animal plutôt qu’un autre en fonction de son abondance sur le territoire local. Par exemple, Simon Lévesque, originaire de Ville-Marie en Abitibi-Témiscamingue, utilise de la peau d’orignal, car ils sont nombreux dans la région. Il peut se la procurer aisément auprès de ses amis chasseurs. [6] Pour tailler la peau en babiche, le fonceur de chaise utilise son deuxième outil indispensable; un couteau de type berger à la lame toujours bien affûtée. Le couteau est aussi utilisé au moment du tressage pour créer des petites incisions qui servent à unifier deux sections de babiche. [Fig. 6,7,8]
Au sujet du tressage, il est important, encore une fois, de mentionner les origines autochtones de ces techniques. Les colons européens adoptèrent les raquettes autochtones comme mode de transport dès leur arrivée sur le territoire autochtone. [7] En 1633, dans les Relations des Jésuites, le Père Paul Le Jeune nous raconte son expérience : « Le 3 décembre nous commençâmes à changer de chaussure, et nous servir de raquettes : quand je vins à mettre ces grands patins tout plats à mes pieds : je m’imaginais qu’à tout coup je donnerais du nez dans la neige […]. » [8] Par la suite ils apprendront ces techniques de tressage afin de développer de nouveaux modèles de raquettes adaptées à leurs besoins spécifiques. [9] Ce type échange technologique fut favorisé par les alliances commerciales entre certains peuples autochtones et la jeune colonie française. Avec le temps ces techniques de tressage sortirent des confins de la raquette et les artisans commencèrent à les employer dans la fabrication de chaises et de fauteuils Canadien-Français. Selon Daniel Mireault, il existe aujourd’hui deux techniques distinctes pour tresser le fond d’une chaise en babiche. « À ma connaissance, il y a deux techniques. Celle que j’ai apprise est plus carrée et utilise une plus grande quantité de babiche, mais le résultat est à mon avis bien plus solide. » [10] On peut observer sa technique en figure 9 et 10. C’est un tressage en deux étapes. Il commence par remplir le cadre en complétant l’ensemble des lignes diagonales. À cette étape, le tressage prend un motif de losange [fig. 9]. Il s’occupe ensuite de lanière traversant la chaise horizontalement [fig. 10]. Pour la seconde méthode [fig. 11 et 12], démontré ici par Michel Carrier, on s’occupe en même temps des diagonales et des horizontales. Ceci résulte en un remplissage de forme triangulaire. Pour les deux techniques, une fois le tressage terminé, le motif résultant est très similaire. Cependant, bien que la différence soit subtile, un oeil averti saura les distinguer.
Malheureusement, les fonceurs de chaises et les tresseurs de babiche sont de moins en moins nombreux. Comme les artisans se font rares, l’apprentissage des techniques de tressage est difficilement accessible. Dans la plupart des cas, la transmission du savoir s’effectue dans une relation de maître à apprenti ou dans un contexte de liens communautaires et familiaux. Daniel Mireault, artisan fonceur de chaise, en est un bon exemple. À l’occasion d’une démonstration culturelle tenue au village sur glace de Saint-Zénon en janvier dernier (26 janv. 2020), il me raconte : « Le tressage de la babiche m’a été enseigné par mon oncle Marcel Brien qui vient de Sainte-Marie-Salomé, un village qui compte beaucoup de familles d’origine acadienne. Lui, l’avait appris chez un dénommé Azarie Duperas, un fabricant de sabots de bois et de souliers de boeufs. Il était descendant de la famille Soulière qui portait bien son nom. Mon grand-père, qui avait à coeur le maintien des traditions, y avait envoyé son fils pour qu’il apprenne à faire des sabots, mais comme ça ne l’intéressait pas, il lui montra à tresser la babiche à la place. »[11] Autrefois, le tressage de babiche représentait une alternative durable et abordable aux méthodes européennes de cannage. [12] Ces méthodes servaient à restaurer les chaises à la capucine qui étaient très populaires dans la région de Montréal. Conséquemment, le tressage de babiche répondait à un besoin économique et pratique de l’époque. Cependant, selon Daniel Mireault, il est de plus en plus difficile de se procurer de la matière première pour tresser la babiche à un prix pouvant rivaliser avec celui des matériaux industriels. « J’utilise du bovin, car c’est moins gras et plus facile à se procurer que de l’orignal. Je l’achète chez Faber, une entreprise de raquettes située dans le coin de Québec. Ça vient déjà tailler, ce qui est bien plus commode, car préparer la peau et la tailler en babiche, c’est beaucoup d’ouvrage. Cependant, le prix a beaucoup augmenté dans les dernières années. » [13 ] En effet, « Il existe également du jonc “pré-tressé”, vendu en rouleaux, beaucoup plus facile à installer et partant, meilleur marché. » [14] Ajoutez à cela le fait qu’il est souvent moins cher d’acheter une chaise neuve que d’en restaurer une ancienne. En effet, aux ateliers Au Jonc Canné, il en coûtera 39,50 $ pour une chaise en jonc pré-tressé au rouleau, tandis qu’une chaise en babiche coûtera 65,00 $. [15] Selon François Robert, directeur adjoint de l’École des métiers du meuble de Montréal, « [au] Québec, on a malheureusement perdu énormément de nos meubles anciens dans les années 60 et 70 parce que les gens préféraient acheter du neuf au lieu de faire restaurer leurs vieux meubles… » [16]
Dans ce contexte, on comprend que le fonceur de chaise joue un rôle important dans la préservation du patrimoine, car il permet d’augmenter considérablement la longévité des chaises traditionnelles de la nation québécoise. La chaise qu’il fabrique est un objet d’art qui possède les qualités historiquement recherchées par les consommateurs issus de la communauté francophone. « C’est un siège léger que l’on peut déplacer facilement pour parler avec ses voisins. » [17] Dans cet extrait, l’historien Jean Palardy nous donne une idée du rôle que joue cet objet dans la vie sociale des francophones de la région de Montréal. Aujourd’hui, bien qu’il ne soit pas rare pour les familles québécoises d’en posséder un exemplaire, elle ne sert pas de chaise de tous les jours. On la trouve trop inconfortable en comparaison au luxe du mobilier moderne. On la conserve souvent au grenier, dans un chalet rustique ou à la cabane à sucre. Pour l’imaginaire collectif des Québécois, c’est là que réside la chaise de babiche. Dans « L’Grenier »! Je parle ici bien sûr de la salle de spectacle aménagé au deuxième étage du Magasin général Lebrun à Maskinongé. Dans la salle qui accueille les plus grands artistes de la chanson francophone, on peut apercevoir, accroché au plafond, la tête en bas, une chaise de babiche qui trône au centre d’un arrangement surréaliste d’objet sortie tout droit des temps anciens [fig. 13].
En conclusion, le tressage de la babiche demeure un art méconnu, mais ô combien important pour l’héritage culturel des Canadiens français. À l’instar du Québec, la chaise de babiche est pratique, humble et résiliente. La rareté de ce savoir-faire unit la communauté, car que l’apprentissage de ce dernier encore aujourd’hui par tradition orale. En raison de l’absence presque totale d’ouvrages dédiés au sujet de la chaise babiche, ce métier ancestral est menacé de sombrer dans l’oubli. Cependant, à l’ère du numérique, des plateformes de contenu généré par les utilisateurs comme YouTube donne l’accès à un nombre incalculable de cours virtuel portant sur l’artisanat. Pourrait-on assister à la production de tutoriels sur la chaise de babiche qui pourraient être consultés à domicile ou même présentés dans le cadre d’un cours d’histoire ? L’avenir de ce métier et de cet artefact est maintenant entre les mains des générations futures. Espérons qu’elles sauront à la fois préserver la tradition et répondre aux besoins de notre société en constante évolution.
1 Laliberté, 66 Le fonceur de chaises.
2 Laliberté, Légendes, coutumes, métiers de la Nouvelle France : bronzes d’Alfred Laliberté / préface de Charles Maillard.
3 Palardy, Les meubles anciens du Canada Français, p. 209
4 « Les Ateliers : fabrication de babiche ».
5 La Société du Parler Français au Canada, Glossaire du Parler français au Canada, p. 83.
6 « Les Ateliers : fabrication de babiche ».
7 Johnston et Jenkins, Ingénieux innovations canadiennes qui ont rendu le monde meilleur.
8 P. Paul Le Jeune, Relation de ce qui s’est passé en la Nouvelle France en l’année 1633, p. 10-11.
9 Lavoie, La raquette, p. 11.
10 Mireault, Atelier de démonstrations de Fléché et de babiche au village sur glace de Saint-Zénon.
11 Mireault, Atelier de démonstration de fléché et de babiche au village sur glace de Saint-Zénon.
12 Couturier, « Les sauveurs de sièges ».
13 Mireault, Atelier de démonstrations de Fléché et de babiche au village sur glace de Saint-Zénon.
14 Couturier, « Les sauveurs de sièges ».
15 Claude V. Marsolais, « Ne jetez pas vos chaises en paille », La Presse, 26 septembre 2007, [En ligne].
16 Couturier, « Les sauveurs de sièges ».
17 Palardy, Les meubles anciens du Canada Français, p. 209
Couturier, Fabienne. « Les sauveurs de sièges ». La Presse. 1 avril 2017, sect. Maison.
Hochereau, Alain. « Samare : La babiche au goût du jour ». Voir, 21 février 2008. https://voir.ca/voir-la-vie/art-de-vivre/2008/02/21/samare-la-babiche-au-gout-du-jour/.
Joëlle Beaulieu, la dame de tresse. DÉPASSÉE LA BABICHE? VOUS N’AVEZ ENCORE RIEN VU!, s. d. https://laurencevialle.wordpress.com/2017/07/11/depassee-la-babiche-vous-navez-encore-rien-vu/.
Johnston, David, et Tom Jenkins. Ingénieux innovations canadiennes qui ont rendu le monde meilleur. Montréal: les éditions La Presse, 2017.
La Société du Parler Français au Canada. Glossaire du Parler français au Canada. La Société du Parler Français au Canada. Québec, 1930.
Laliberté, Alfred. 66 Le fonceur de chaises. 1934. Bronze. http://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/1986899.
Légendes, coutumes, métiers de la Nouvelle France : bronzes d’Alfred Laliberté / préface de Charles Maillard. Librairie Beauchemin limitée,1934., 1934. http://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/1986899.
Lavigne, Lucie. « La babiche devient hip ». La Presse. 2 avril 2008, sect. Maison. https://www.lapresse.ca/maison/decoration/design/200803/29/01-871787-la-babiche-devient-hip.php.
Lavoie, Roger. Une technique artisanale dans la région de Sudbury-Nipissing : La raquette. Document historique, No 65. Ontario: Société historique du Nouvel-Ontario, Université de Sudbury, 1975. https://bac-lac.on.worldcat.org/oclc/15777125.
« Les Ateliers : fabrication de babiche ». Vidéo, télé-reportage. Les Ateliers. Ville-Marie, Abitibi-Témiscamingue: Radio Canada, 1980. Les Archives de Radio-Canada. https://www.youtube.com/watch?v=UJcZIxCzKpw.
Mireault, Daniel. Atelier de démonstrations de Fléché et de babiche au village sur glace de Saint-Zénon. Entretien réalisé par Felix Beaudry. Notes manuscrites et photographie, 26 janvier 2020.
P. Paul Le Jeune. Relation de ce qui s’est passé en la Nouvelle France en l’année 1633. Vol. Tome I. 3 vol. Relations de Jésuites. Québec: Augustin Côté, 1858. http://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/2022751.
Palardy, Jean. Les meubles anciens du Canada Français. Montréal: Pierre Tisseyre, 1971.
Paprika. « Commissaires / Babiche ». Montréal, s. d. https://paprika.com/projects/commissaires-babiche/.